Ariadne ❝ Te voilà siégeant au conseil d'administration de WCorp. Je voulais savoir quel genre d'homme tu es devenu, après tout ce temps. ❞
Johànn ❝ Le genre d'homme très occupé. J'ai ... trente minutes à t'offrir. ❞
Ariadne se levant, le ton sec ❝ Très bien. La prochaine fois que tu te donnes la peine de m'envoyer un courriel pour me retrouver après qu'on ne se soit pas vus pendant deux ans, et que tu n'as que trente minutes à m'accorder, ne gaspille pas l'énergie de tes dix doigts. ❞
Johànn riant ❝ Toujours aussi réactionnaire, Ariadne! Je plaisantais. J'ai annulé mes plans. Je suis entièrement à toi. ❞
Ariadne ❝ Je devrais me sentir flattée, je suppose, Johànn? Plusieurs doivent rêver amoureusement entendre ces derniers mots. ❞
Johànn ❝ Et ne les entendront pas, justement. Assieds-toi. Ne me fais pas dire s'il te plaît. ❞
Ariadne ❝ Soit. Mais je n'ai qu'une heure à t'accorder, Wakefield. ❞
Johànn s'esclaffant ❝ J'aurais dû m'en douter. Quel amant éconduit cours-tu rejoindre? ❞
Ariadne ❝ Aucun. Je commence mes cours universitaires à cet après-midi. J'ai raté la visite du matin pour te rencontrer. ❞
Johànn ❝ Eberhart, tu me surprends. Je croyais que ton stage de repêchage journalistique s'était mué en rêve et en poste permanent? ❞
Ariadne ❝ C'est le cas. J'ai également obtenu deux promotions, mais je ressentais le besoin de compléter ma formation, bien que j'accepte l'ironie de souhaiter une formation théorique lorsqu'on a déjà l'expérience sur le terrain. Bien entendu, je ne siège pas au C.A. d'une corporation puissante. Si ç'avait été le cas, peut-être aurais-je supporté un manque de formation théorique. ❞
Johànn ❝ Pourtant, tu ne saurais avoir davantage raison. ❞
Ariadne ❝ Tu m'intrigues, Wakefield. Ne me laisse pas languir. ❞
Johànn ❝ Je suis également en train de rater la visite d'avant-midi du campus universitaire de Brown. ❞
Ariadne estomaquée ❝ Tu-tu veux dire qu'on entre à Brown ensemble?!! ❞
Johànn ❝ C'est exactement ce que je veux dire. ❞
Ariadne ❝ Chapeau, Wakefield. Celle-là, je ne l'aurais jamais vue venir. ❞
Johànn ❝ C'était entendu, Eberhart. ❞

James ❝ "Le bon stratège est si subtil qu’il n’a plus de forme visible. Le bon stratège est si discret qu’il en est inaudible. Ainsi il se rend maître..." ❞
Johànn ❝ "... du destin de l’ennemi." Vraiment, tu n'as pas à me citer Sun Tzu, père. J'ai lu l'Art de la Guerre cinq fois avant même d'avoir fini mes études secondaires. Mais tout de même ... J'aurais préféré la bicyclette pour mes 13 ans. ❞
James ❝ Et si tu avais été le fils de n'importe qui d'autre, peut-être l'aurais-tu reçue. Pourtant, nous voici. Sun Tzu finit par être un meilleur livre de chevet que Robert Pirsig. ❞
Johànn ❝ Apprendre l'offensive plutôt que l'entretien. Avancer plutôt que de consolider ses positions. Attaquer d'abord, intimider ensuite. Même sans l'avoir lu, j'aurais pu retenir ces notions de base, père. ❞
James ❝ Tu n'oublies pas qui t'a éduqué. ❞
Johànn rire cynique ❝ Pas éduqué, père. Mais à grandir dans l'ombre d'un homme, on finit par avoir meilleure vue ... De son dos. ❞
James ❝ En espérant qu'un poignard ne finisse par s'y loger. ❞
Johànn ❝ Franchement, père, tes aspirations sont trop ... médiévales. Puisque tu sembles vouloir le citer, laisse-moi plutôt te rappeler que "le bon stratège est si subtil qu’il n’a plus de forme visible." ❞
James rire ❝ Johànn, Johànn. On se verra demain, à WakefieldCorp. Surveille bien mon dos en attendant. ❞
Johànn courbette sarcastique ❝ Avec plaisir, père. ❞
James ❝ Ah, et Johànn? La décision est approuvée par le conseil d'administration. Tu obtiendras ton siège lundi. Tes performances ont été ... plus qu'adéquates. ❞
Johànn amer ❝ Ça ressemblait dangereusement à un compliment. ❞

Johànn ❝ Et vous avez appelé l'assistant de Mercer pour repousser la rencontre à mardi? ❞
Livia ❝ Oui. Pardonnez-moi, mais ... Est-ce que ça vous semble logique, Monsieur Wakefield? ❞
Johànn ❝ Pardon? ❞
Livia ❝ Je-je ne voulais pas m'imposer, mais je doute qu'il soit raisonnable de repousser la rencontre avec le CEO de la principale corporative américaine traitant en agriculture. ❞
Johànn ❝ Ils ont beau avoir le monopole de l'agriculture américaine, WakefieldCorp a quant à elle le monopole déguisé de la plupart des marchés immobiliers des mégapoles. Ils ont beau agir comme les grands joueurs de cette histoire, ils ne peuvent se tourner que vers nous. Croyez bien que CEO ou pas, Blackwell et moi serons sur un pied d'égalité. ❞
Livia ❝ C'est noté, monsieur Wakefield, pardonnez-moi. ❞
Johànn ❝ Il n'y a rien à pardonner, Livia. Je n'ai jamais souhaité faire comme mon père et m'entourer de drones tout juste bons à exécuter mes ordres et caprices. Je vous prierais donc de continuer à remettre mes décisions en question ... Dans vos paroles avant de le faire dans vos actes, cela va de soi. ❞
Livia ❝ Je l'apprécie, monsieur Wakefield. ❞

❝ chronologie

1988♦ 5 janvier, naissance du dernier-né des Wakefield, Johànn Lysander Alexandre Wakefield, à Liverpool, UK.
1992♦ 15 octobre, James Wakefield emmène son fils chez un pédopsychiatre réputé, qui classe le garçon comme doté d'un génie précoce, particulièrement axé sur les mathématiques et la musique.
1993♦ Mars, Eleyna donne à son fils son premier violon. Débute un amour presque obsessionnel du garçon qui, dès les premières leçons, démontre un talent d'exception.
1995♦ 2 janvier, Johànn s'enferme accidentellement dans le cellier sous-terrain du manoir Wakefield. Il crie pendant des heures, mais, peine perdue, personne ne l'entend. Le cellier a beau être énorme, le garçon étouffe jusqu'à ce que, plusieurs heures plus tard, on vienne le trouver. Depuis, il est claustrophobe.
1997♦ 1er juin, la famille Wakefield fait transporter, pierre par pierre, son manoir familial de Liverpool en Amérique, aux abord de Chicago, et y emménage.
1999♦ 24 février, naissance de Wilhelm Amadeus Wakefield.
1999♦ 30 août, meurtre de Wilhelm Amadeus Wakefield par sa mère, Eleyna Wakefield. Johànn finira par prendre le blâme, sachant que son père n'osera pas détruire la chair de sa chair.
1999♦ 1er septembre, entrée, à 11 ans, au pensionnat St-Christophers, où il complétera son junior high.
2000♦ 15 septembre, rencontre à la bibliothèque commune aux pensionnats St-Christopher's et St-Helen's d'Ariadne Eberhart, qui deviendra sa meilleure amie.
2002♦ 19 décembre, perte de sa virginité dans un placard lors d'une de ses premières soirées arrosées au collège.
2004♦ 15 février, premier spectacle de Johànn en tant que soliste au Lincoln Center. On prédit au jeune prodige une carrière extraordinaire, qu'il espère avec ferveur, souhaitant être admis au conservatoire à sa sortie du secondaire.
2004♦ 22 juillet, regrettable 'accident' qui voit Johànn se faire briser les doigts de la main gauche, systématiquement. Il refusera de voir un médecin pendant trois jours, préférant chercher à savoir si son père est derrière l'attaque. Son attente lui coûtera la dextérité de sa main gauche. Il ne pourra plus jouer du violon, et choisit de se consacrer à sa future carrière au sein de WakefieldCorp.
2005♦ 27 décembre, décès d'Eleyna Wakefield, gravement malade. Son enterrement se fera en privé, sans en ébruiter les rumeurs dans les médias. Johànn, sonné par un violent coup de la part de son père, n'assistera pas aux funérailles.
2006♦ 24 juin, complétion des études secondaires avec mentions d'excellence.
2006♦ 30 juin, début du stage de Johànn chez WakefieldCorp, qui durera tout l'été.
2006♦ 4 septembre, Johànn intègre le conseil d'administration de la corporative familiale plutôt que de rejoindre les bancs universitaires. Il restera à ce poste en tant que chairman attaché au Bureau des Communications pendant quatre ans.
2010♦ 1er septembre, désirant compléter sa formation, Johànn réintègre les bancs écoliers à l'université Brown, avec Ordre public en cursus, comprenant également quelques cours de littérature et d'économie en option.

« L’incident remonte à la nuit précédant mon entrée au pensionnat. Mon père était un homme impitoyable, à la fierté galvanisée par la naissance d’un second fils jusqu’alors aussi vif que le précédent. Ma mère, quant à elle, continua de prétendre que Wilhem avait simplement cessé de respirer. Elle s’était convaincue d’avoir agi pour le mieux, sachant que mon père aurait tenté de nous élever l’un contre l’autre Plutôt que d’avoir deux fils surdoués, il en élèverait un, au profit de l’autre, à son image : un requin insatiable. Cette éventualité, ma mère la redoutait. Elle demeure l’être le plus brave et incompris à être entré dans ma vie, malgré la naïveté et la douceur… Malgré l’ombre grandissant en elle, fruit du regard constant de mon père sur sa nuque. »

La nuit avait une fois de plus envahi le manoir imposant, qui avait grandi, semblait-il, comme un parasite au cœur de la campagne américaine. Une construction aux allures de château fort, dont les pierres sombres et froides s’apercevaient à des kilomètres à la ronde, à l’image de la famille qui l’habitait depuis leur emménagement aux États-Unis : une cosse superbe, mais vide. Les couloirs résonnaient des chuchotements journaliers, des paroles omises et des regards trop appuyés. Il y avait longtemps que Johànn n’avait passé une nuit complète égaré parmi des rêves d’ailleurs. Sérieux avant l’heure, il était persuadé que dormir constituait une perte de temps. Il haïssait ces longues heures d’inertie, au cours desquelles il gisait, paisible en apparence et aussi inoffensif qu’un bambin. Dans ce manoir, il fallait être constamment éveillé, prêt à parer une attaque sournoise ou un jeu sadique dont le but, il le savait, était de faire de lui « un Wakefield ». Son père était son ennemi et son héros, son mentor et son bourreau… Son juge le plus cruel, mais son professeur visionnaire, que Johànn avait appris à craindre et aimer, admirer et haïr. Au fil des nuits passées dans un état second, à mi-chemin entre rêve et réalité, le garçon savait reconnaitre les bruits nocturnes s’échappant d’entre les pierres glacées du manoir. Les craquements des panneaux boisés, le souffle constant de la brise, les soupirs de ses parents, qu’il tentait d’ignorer. Cette nuit, pourtant, des pas. Non pas la démarche puissante et assurée de son paternel, mais plutôt la timide approche de sa mère aux douces enjambées. Le crissement d’une porte qu’on ouvre. Puis, plus rien. Savoir, c’était contrôler, lui disait son père. A la fois curieux et inquiet, Johànn se leva sans bruit, trouvant rapidement la source du bruit : la porte entrebâillée de la chambre de son petit frère, qui n’avait pas encore vécu un an. De petits cris étouffés provenaient de son berceau, et une ombre se projetait au mur : sa mère, Eleyna, penchée amoureusement au-dessus de lui. Elle avait calmé le bébé d’une de ses caresses douces comme un clair de lune comme elle le faisait avec Johànn, plus jeune. Doucement, le garçon s’approcha, pour voir sa mère retirer l’oreiller du visage sans vie du poupon, dont les yeux extraordinaires, l’un mauve, l’autre bleu, fixaient, vides, le plafond sur lequel Johànn avait peint les étoiles des constellations hivernales, espérant amuser son frère, dont les yeux morts étaient si beaux qu’ils en semblaient obscènes. Il ne pouvait détourner le regard du visage poupin de Wilhem, beau comme un ange, signe du jeune homme qu’il aurait pu devenir, qu’il ne deviendrait jamais.

« Il le fallait, Johànn. Il vous aurait montés l’un contre l’autre, pris dans une compétition malsaine… » murmura Eleyna Wakefield, son regard d’un bleu perçant enfiévré et pourtant si lucide, tandis qu’elle tordait ses mains, la lèvre tremblante. Ses longs cheveux couleur de blé mur auréolaient l'ex-ballerine allemande, qui fixa ses yeux céruléens sur son fils ainé, désormais unique. Vous vous seriez détruits en grandissant. Ton frère ne devrait pas être ton ennemi. C’est… c’est mieux ainsi ». Sa voix suave tremblait autant que ses lèvres, alors que son accent allemand, normalement faible, devenait de plus en plus prononcé. Johànn avait toujours été un enfant calme, réfléchi, dont la maitrise de soi laissait presque penser à une royale indifférence vis-à-vis des autres. Pourtant, des larmes brillaient dans le regard du garçon. « Donne-moi le coussin, maman », dit-il d’une voix égale, d’où il étouffait la peine, sachant que son père approchait et ce qu’il adviendrait de sa mère s’il apprenait ce qu’elle avait fait. James Wakefield pénétra dans la pièce, sa haute stature dominant son épouse et son fils, en habit de cigare, projetant son ombre imposante sur le berceau où reposait le cadavre de son cadet. Avisant Eleyna et Johànn, il fronça les sourcils, surpris. « Pourquoi tout ce bruit dans la chambre du bébé? » s’étonna-t-il. Puisque personne n’osait lui donner de réponse, il tourna son visage coupant vers sa femme. « Alors, Eleyna? » Dans sa voix perçait une autorité indéniable, que tous reconnaissaient dès les premiers instants. « Qu’est-ce qu.. », commença-t-il, s’approchant du berceau. Il se pencha, découvrant avec horreur le corps sans vie de son dernier-né. Avisant les larmes qui envahissaient les joues de son épouse, qui marmonnait en allemand, perclus de douleur, il se tourna vers Johànn. Sa voix, d’ordinaire assurée et autoritaire, était réduite à un murmure, ridicule pour sa taille, murmure contenant une rage naissante. « Qu'est-il arrivé?! » Johànn soutint le regard de son père. Onze ans. Il n’avait qu’onze ans, et en paraissait pourtant déjà tellement davantage… « C’était moi », affirma-t-il, prêt à ce que le ciel lui tombe sur la tête. Le premier sacrifice. Johànn ne vit pas son père bouger, mais la gifle qu’il reçut, puissante et cinglante, le projeta au sol. Sa mère avait crié, constata-t-il, sonné. Elle suivit son père hors de la pièce, laissant leurs deux fils derrière, l’un vif, berçant le corps mort de son petit frère au son d’une berceuse qu’il n’entendrait plus jamais.

« Mon père était un homme puissant et, plus que tout, dénué de compassion. Je savais être le seul qu'il protégerait tout de même, peu importe le crime, malgré tout: j'étais la chair de sa chair, j'étais un Wakefield. Et le monstre d'arrogance qu'était mon père ne souhaitait pas voir sa progéniture derrière les barreaux, comprommettant ainsi son héritage familial. Un amour cruel nous unissait, sadique et dénué de toute forme d'affection. Il se serait chargé de détruire qui que ce soit d'autre pour le meurtre de mon frère, car c'en était bien un, incluant ma mère, fragile de corps et d'esprit. Mais j'étais son fils, son héritier... Et je devais quitter pour le pensionnat le lendemain. Je ne le revis pas avant deux ans. »

Les yeux très sombres du jeune homme étaient fixés sur la banquette qui lui faisait face dans le train qui le ramenait à Chicago après sa seconde année d’études au pensionnat St-Christopher's. Vide, c’était ainsi que Johànn avait voulu son compartiment, malgré les protestations des autres élèves rejoignant eux aussi leurs familles respectives. Il avait répondu d’un bref « Si vous ressentez un besoin de validation à travers la qualité de votre compagnie dans le train, ce n’est certes pas mon cas ». Il se suffisait à lui-même, se disait-il en s’asseyant, rejetant son veston impeccable marqué du blason de l'établissement en face, le regard froid et fier, le port altier. En refermant la porte, les mots de son père lui revinrent en tête : ne cherche pas la compagnie des autres. Ils chercheront la tienne. Enfant perdu qui ne trouvait pas l’équilibre, maintenu par la poigne de fer d’un paternel le croyant assez fourbe pour étouffer son propre frère dans le berceau, il s’était pourtant imposé comme un excellent élève, au génie précoce et obstiné, qui avait provoqué en lui quelques manies. On le disait irrévérencieusement froid et solitaire, mais il ne disait jamais non à un élève en difficulté quémandant l’aide du premier de classe qu’il était. S’il s’élevait parmi ses pairs, il brillerait parmi les meilleurs et non pas parce qu’entouré d’un océan de médiocrité. Un gribouillis de la constellation d’Orion abandonné sur ses genoux, il s’apprêtait à s’abandonner au silence contemplatif qui régnait dans la cabine lorsque la porte coulissante s’ouvrit, laissant passer la tête d’une jeune fille. Regard espiègle, lèvres boudeuses au pli presque pornographique, sensuelle malgré elle, avant l’âge. « Tu as renvoyé les laquais », constata-t-elle, amusée, de ce ton trop sarcastique, presque vulgaire dans la bouche d’une gamine aussi jeune et belle, à l’air angélique. Un sourire se fendit sur les lèvres de Johànn à l’approche de la jeune fille, élève au pensionnat Ste-Helen's, pendant féminin de St-Christopher's. « Et tu as abandonné tes têtes brulées. Je savais bien que tu préférais l’intelligence aux muscles », signifia-t-il simplement. Une évidence, qui était devenue une blague. Le sourire d’Ariadne s’élargit alors qu’elle se laissait choir en face de lui.

« Je te demanderais bien si je pouvais m’asseoir, mais la réponse unique et affirmative à cette question m’est bien inutile. Quant à ton bon vouloir, nul besoin de dire que je m’en moque », fit-elle simplement avant de lui décocher un regard équivoque. Johànn rit, traversé par un accès de plaisir. Deux enfants terribles, voilà ce qu’ils étaient. Sérieux avant l’heure, avec dans le regard un air d’enfant perdu ne pouvant être détecté que par l’autre. Un duo infernal, exemplaire, excellent. A la fois coqueluches et terreurs des enseignants. Le regard d’Ariadne se posa sur Johànn alors qu’elle croisait ses bras sur sa poitrine de gamine. « Ton père a prévu un souper spécial, réception ‘intime’, seulement 40 invités? », demanda-t-elle, l’air innocent, feignant d’examiner les plis de sa jupe d’uniforme. Il rit. « Cinquante », répliqua-t-il. « Tes parents sont invités. S’il n’y a pas assez de place pour toi, tu mangeras aux cuisines ». Ariadne lui décocha un regard faussement courroucé. « Je cracherai dans ton assiette. Et tu te demanderas pourquoi soudainement, tes huitres te semblent plus appétissantes qu’à l’ordinaire ». Johànn ricana. Sa meilleure amie était impossible, mais c’était bien pour cela qu’ils s’étaient trouvés. Son regard se fit pourtant plus sérieux. Elle était la plus impulsive des deux, mais aussi la plus effrontée. A onze ans, elle défiait ses propres parents d’une manière dont Johànn ne pouvait pour l’instant que rêver. C’était injuste, constatait-il pourtant parfois : car, si exigeant le père d’Ariadne puisse-t-il être, il n’était pas James Wakefield. La gamine lui jeta un regard appuyé. « Tu vas lui dire, à ton père? » demanda-t-elle, prudente. Le regard auparavant chaleureux du jeune adolescent se fit glacial, sa voix, distante. « Non », dit-il uniquement, sachant à quel incident elle faisait allusion. Un mot, un seul, et le sujet était clos, Ariadne le savait. Meilleurs amis, ils l’étaient, et elle savait que ses traits angéliques, Johànn les tenait de sa mère. Pourtant, c’était lors de ces instants qu’elle voyait en lui l’ombre grandissante de son père. Elle n’oubliait pas qui celui-ci était, l’homme sévère et dur qui élevait le garçon de treize ans. Rapidement, elle changea le sujet, sachant que Johànn n’était pas dupe, et qu’il lui en était reconnaissant. « Prévois d’avance un cadeau de ‘félicitations pour tes résultats scolaires impeccables’ de la part de mes parents… Tu sais à quel point nos ancêtres aiment se féliciter entre eux au sujet de leur extraordinaire progéniture … et du reste des aspects décoratifs de leur vie, bien entendu », renifla-t-elle en levant les yeux au ciel. « Josef, mon chéri, as-tu vu la splendide robe de Madame Wakefield? » dit Johànn en une imitation acceptable de la mère d’Ariadne, caquetant d’une voix faussement émerveillée. « Oui James, j’ai moi aussi entendu dire qu’Ariadne était première de sa classe de métamorphose », roucoula la blondinette, imitant l’accent d’Eleyna à la perfection, puisque c’était un point qu’elles avaient en commun : leur nationalité allemande. Doucement, ils se sourirent, de cet air mi-complice mi-sardonique qu’ils échangeaient toujours. Deux enfants surdoués, qui s’étaient retrouvés dans le brouillard d’une décennie trop calme, d’une génération pourrie.

« Ariadne et moi avions formé, dès les débuts, une entité complète, composée de deux parts complémentaires et indépendantes qui, lorsque réunies, partageaient une relation à la fois fusionnelle et parfaite. Élevée par des parents nobles mais conciliants, elle savait tempérer mes élans de dureté, compensant par son affection farouche, presque brutale, le monstre de sadisme qui grandissait en moi, malgré ma loyauté, malgré l’affection bien réelle que je me retenais de témoigner, ce putain de sadisme nourri par mon paternel. Je n’y pouvais rien : élevé par un père dur, dont les attentes n’avaient d’égale que son ambition, et une mère douce mais prête à tout, même à étouffer son propre fils pour me sauver, moi… Mon amour, je le voyais à l’image de celui qu’on me prodiguait : un amour sadique, un amour vache. Ariadne était à la fois mon reflet et mon opposée. »

« Ma parole, cette bibliothèque serait-elle devenue ton bouclier contre le monde et, accessoirement, ton meilleur ami? » fit Johànn, se penchant derrière Ariadne, occupée qu'elle était à étudier pour leurs examens finaux du secondaire. L'adolescent remit de l'ordre dans son uniforme orné du blason de l'établissement avant de se faire foudroyer du regard par la jeune Allemande. « Exact. Tu devrais d'ailleurs t'y mettre. C'est du sérieux, Johànn. Ces résultats feront pencher la balance et pourraient révoquer toutes ces lettres d'acceptation que nous avons reçues. » Il haussa un sourcil, étonné. Ils étaient à l’image de l’autre : ils réussissaient tout, en tout, pour tout, avec une facilité des plus déconcertantes. Son ton se fit fataliste. « Je n'ignore pas l'importance de ces examens finaux, bien au contraire. Mais à quoi bon: même sans avoir étudié, tu obtiendrais un score frôlant dangereusement l'excellence. Quant à moi... » Sous ses longs cils, les yeux bleus d’Ariadne se firent inquiets. « Quant à toi, quoi? Tu comptes toujours entrer à Yale en économie pendant que je serai à Brown? » Elle hésita, chose peu commune pour la flamboyante jeune fille. « Quant à moi, rien, Ariadne. Que veux-tu que je fasse? » la questionna le jeune homme, s’éloignant de quelques pas et tournant le dos à sa meilleure amie, comme s’il redoutait la réponse, qu’il devinait déjà. Le ton normalement si sarcastique d’Ariadne se fit doux. « Il t'a demandé de le rejoindre directement à WakefieldCorp. Tu as quand même le choix, Wakefield! » Il se redressa, comme s’il s’était blessé, la mâchoire crispée, les jointures blanches. « Oui, Wakefield! Je suis un Wakefield, le fils de mon père! Et "être un Wakefield, fils, est autrement plus difficile que d'appartenir au commun des mortels". Tu te verrais, toi, refuser mon père?! » demanda-t-il plus agressivement qu’il ne l’aurait souhaité. Il se reprit. « Ridicule. Je te croyais plus au courant. » Le ton, sec. Les remarques, coupantes. « Ce n’est pas ce que j’ai dit, merde, tu sautes aux conclusions. » Le ton de la belle était redevenu froid, et délicieusement méprisant.

Elle s’approcha de lui, féline, plus douce qu’il ne le méritait. Plus il se montrait agressif, plus elle était douce envers lui. Plus Ariadne devenait impatiente, plus il se faisait compréhensif. C’était là le secret de leur extraordinaire balance : ils étaient trop semblables pour ne pas se hair… Mais en exploitant les facettes changeantes de leurs personnalités tout sauf manichéennes, ils trouvaient l’équilibre : il était son yang lorsqu’elle était le yin, elle se faisait éclatante lorsqu’il était sombre. Ils avaient toujours formé cette paire, trop complémentaires et changeants pour être compris. Minuscule, c’est ce qu’elle était face à lui. Pourtant, il émanait d’elle une autorité hors du commun, capable d’arrêter n’importe qui d’autre que le jeune homme. Une fois de plus, il se détourna, s’asseyant sur les marches en contrebas de l’escalier sur lequel ils se tenaient désormais, ayant quitté la bibliothèque. La voix suave d’Ariadne se fit entendre et, malgré lui, il ne put qu’écouter, comme toujours. « Tu as tellement mal, sans l’avouer, sans le dire, sans même le laisser transparaitre dans ton regard, que je me brule au contact de ton esprit. C’est trop douloureux. » De sa main experte, elle tourna le visage de Johànn vers elle. « Tu n’es plus le même depuis les vacances de Noel .. Et je crois que c’est ce qui te fait souffrir. Tout ce que tu as fait, j’ai fait pire… Ou mieux. Depuis quand nous cachons-nous des choses, Johànn? Depuis quand jugeons-nous? Mais tu es un hypocrite, doublé d’un sale gosse! Tu veux que je m’ouvre à toi, sans vouloir t’ouvrir à moi! »

Johànn aurait giflé qui que ce soit d’autre pour ces affirmations, trop vraies, qui touchaient droit au but, atteignant leur cible en plein dans le mille. Elle avait raison, cette agaçante blonde, qui le connaissait trop bien. Ils se valaient bien, en vérité : la grandeur de l’un répondait à celle de l’autre. Il affronta le regard de l’Allemande, calme, presque froid tant il était incisif. « Ma mère était malade, à mon arrivée au manoir. Elle est morte peu avant Noel. Père a fait un enterrement privé, sans aviser qui que ce soit. C’est tout. » Dans les yeux azur de la belle élève, il voyait toute la compassion du monde. Mais ce n’était pas ce qu’il voulait. Il ne méritait pas toute cette douceur. Ariadne osa poser une main sur le poing crispé du jeune homme, qui le retira rapidement, comme s’il s’était brulé au contact des paumes chaudes de celle-ci. « Ca va », dit-il, retirant sèchement sa main. « Ca ira », se reprit-il. « Non.. Parfois, ça ne va pas. Parfois, ça ne peut plus aller », répliqua patiemment Ariadne, comme on convainc un enfant boudeur d’aller dormir. Pas bête, la demoiselle. Il ne lui avoua pas qu’Eleyna avait agonisé de longs jours avant de rendre l’âme. Rien à faire, disaient les médecins : elle se laissait mourir, et rien, pas même les supplications de son fils, n’avait su la retenir. Tendre ballerine allemande, qui avait quitté son pays et sa famille pour rejoindre l’être aimé, l’homme puissant et pourtant moins dur qu’était son père, à la tête de WakefiledCorp, qui avait refusé de la laisser partir. Il avait pleuré, avait hurlé comme un dément, avait maudit le ciel, la terre, la lune, les étoiles. Puis, souhaitant faire payer son fils de l’avoir vu dans cet incontrôlable de faiblesse, James Wakefield lui avait décoché un coup monumental qui l’avait propulsé, sonné, au sol contre lequel sa tête s’était alors durement cognée. Johànn était demeuré inconscient pendant presque deux jours en raison de la puissance du choc. Deux jours, le temps que son père puisse ensevelir sa mère sans bruit. Le visage émacié d’une femme dont le crime réel était d’avoir trop aimé, trop fort, trop rapidement. Aimer à s’en consumer le cœur, la peau et les os.

« Elle était belle. Elle avait un visage de porcelaine, des yeux si doux sous une rangée de cils trop longs. Sa bouche, boudeuse et attirante, avait, en disait-on, damné plus d’un. Je ne l’avais pas vue le premier. Pourtant, je la voulais sous moi, contre moi, autour de moi… Si elle devait être mienne, et elle le serait, je l’avais décidé, elle serait uniquement mienne. C’est, dit-on, le problème de nombreux enfants uniques : nous n’avons jamais appris à partager nos jouets. Remercions pour cela ma mère, qui s’est chargée d’éliminer celui avec lequel j’aurais dû partager son amour : mon frère, dont le visage poupin n’est plus qu’un souvenir. Elle serait mienne, donc, et qu'à moi. »

Ses pas résonnaient dans l'atmosphère figée du couloir, les mains distraitement étalées le long du corps, comme de longues araignées attendant de déployer leurs membres afin de saisir quelque proie naïve. Son regard se porta sur la pièce musicale, où trônait le piano dont il égrenait les notes inlassablement, comme s’il cherchait à savoir si son talent avait une durée réelle, s'il pouvait l'épuiser. Il prenait plaisir à effleurer les touches blanches et noires du piano à queue trônant en son centre, faisant découler une mélodie envoûtante qui semblait hypnotiser son auditoire muet... Derrière leurs solides grilles de fer forgé, les fenêtres de la galerie étaient obscures, et les porte-torches vides. Tout renvoyait à l'abandon, à l'usure due au temps qui passe et aux marques que laissent les êtres: là, l'impact d'un sort datant d'il y avait bien longtemps déjà... Ses doigts l'effleurèrent, comme si son contact pouvait lui chuchoter son histoire... Il se rapprocha davantage, finissant par pénétrer dans la pièce déserte. Et vous, feriez-vous comme tant d'autres avant vous? Colleriez-vous votre oreille contre les barreaux froids, si froids... froids comme une âme, comme le gouffre... Et alors, vous écouteriez. Détourneriez votre attention, contenteriez-vous de vous concentrer sur les claires notes emplissant l'air poussiéreux de l'endroit. Les Variations Goldberg, interprétées à la perfection, avec une claire dextérité dont personne ne serait capable. Une musique transcendante jusque dans l'âme, une musique à faire frémir, à damner un saint... Si vous vous croyiez invulnérable, entreriez-vous? Pénétreriez-vous ce palais tellement chargé de sang et de gloire, risquer votre visage à travers la toile impalpable des ténèbres, vers les notes cristallines qui jaillissent, exquises, de cet instrument qui semble au premier abord si banal, et dont il tirait ces sons incomparables...

Son maintien était droit, élégant, le torse captivé par la musique, des reflets sombres dans les cheveux, chatoyants... Notre musicien avait un grand sourire en achevant le morceau avec autant de talent qu'auparavant. Sourire aux lèvres, il reprit une fois de plus la sarabande afin de satisfaire son seul plaisir, la dernière corde cessant de vibrer en abandonnant la vaste pièce au silence. Il ouvrit enfin les yeux, son regard céruléen croisant celui de celle qui était là depuis un moment. Il avait senti sa présence davantage qu'entendue, car, douce et légère, la jeune femme ne faisait jamais davantage de bruit qu'une souris n’en aurait fait. Lentement, ne se pressant pas par un élan de quelconque courtoisie mais néanmoins amusé par sa présence, il se retourna entièrement vers elle, se levant en la dominant ainsi de sa haute charpente. Sourire ironique aux lèvres, il la fixait d'un air tranquille, presque ennuyé, alors que bouillonnant intérieurement. Amusant et amusé. Embourbé dans une éternelle blague qui existerait et continuerait de le faire rire aussi longtemps qu’il le voudrait. Personnage aux visages multiples, chacun représentant une facette de sa personnalité, mais ô combien nombreux seraient ses visages s’il devait réellement toutes les représenter... Il s’approcha lentement d'elle, s'amusant ouvertement. Elle ne le comprenait pas, ne le comprendrait jamais, à l'instar de tous ces gens qui le voyaient. Il trouvait si amusante cette confusion dans ses yeux lorsqu’il parlait, cette cruelle hésitation... De ne pas savoir si elle souhaitait me griffer ou m’embrasser. Sa voix douce mais grave, à l'image du velours, résonna dans la galerie, alors qu'un vague courant d'air entrait, faisant balancer ses cheveux et relevant les siens contre son visage pâle. « Il semblerait que la musique ait des propriétés curatives pour tous. » Il ne l’avait pas invitée, ne lui avait pas même révélé jouer… Elle l’avait suivi et, intérieurement, Johànn était empli de cette jubilation tranquille qui le possédait chaque fois que les enseignements de son père s’avéraient vrais. Ne cherche pas la compagnie des autres, disait-il. Ils chercheront la tienne. En lui, un féroce désir pour cette jeune femme... mais aucun désir de le laisser paraître, justement. Surtout, nulle intention de la partager. Si la jeune femme devait être sienne, et elle le serait, elle ne serait qu’à lui.